C’est l’un des plus grands « marchands » de Venise. L’un des plus secrets, des plus mystérieux, aussi. Depuis cent cinquante ans, les joyaux de Codognato et, surtout, ses fameuses têtes de mort, fascinent les esthètes et inspirent les créateurs.
La scène se passe pendant les derniers défilés de prêt-à-porter, en mars, a Paris. Alors que les premiers modèles s’élancent sur le podium, un murmure parcourt l’assistance et des dizaines de paires d’yeux se fixent sur un doigt. Et sur la bague que Porte ce doigt : une énorme tête de mort en relief, les yeux sertis de diamants, le nez de rubis, la mâchoire soulignée de deux os croises. Un peu comme sur l’affiche de « Pirates des Caraïbes 2 » ? Certes. Sauf que l’objet est a des années-lumière d’une superproduction hollywoodienne. Il est infiniment plus rare, chic, singulier, intense. Beau. « Tu as vu la bague Codognato de la fille ? C’est une des plus insensées que je connaisse », soupire, extatique, une rédactrice de mode a sa voisine du « front row ». Par charité, on passera sous silence le nom du créateur qui défilait ce jour-la.
Et, pourtant, ce n’est pas un hasard si une bague de cet acabit parvient a détourner l’attention des professionnelles de la mode les plus consciencieuses. Car les têtes de mort du bijoutier vénitien Attilio Codognato sont, comme les robes des plus grands, de véritables créations qui, ces temps-ci, aimantent les désirs des fashionistas les plus averties. Et pas seulement parce que ces bijoux sont en haut du hit-parade des tendances. Les somptuosité de Codognato sont au-delà de la tendance : l’arrière-grand-père d’Attilio, Simeone, inventait déjà des têtes de mort en 1866 quand ii a ouvert sa boutique dans une ruelle de Venise, a deux pas de la place Saint-Marc. C’est la, et uniquement la, que les initiées succombent aux divins anneaux devenus, au fil du temps, des fétiches. Pour les avoir, it faut faire le voyage. Un parcours initiatique plus délicieux et plus précieux que le simple geste de &gainer sa carte de credit. Dans un monde oil tout ce qui a un poil de style s’affiche « world wide », de Tokyo a L.A. et de Dubai a Moscou, on ne trouve du Codognato qu’a Venise. Et encore… jamais en aout, ni en novembre, ni au moment du Carnaval, ni quand la Sérénissime frôle l’overdose de touristes. C’est dire si l’expression « hors du temps » convient a ce lieu. Un salon façon XVIII’ ou tout a été reconstitue a l’identique : lumières assourdies, tapisseries vert amande, odeur lourde des lys et politesse exquise du maitre de maison et de ses fidèles adjoints.
« On m’a fait mile propositions pour ouvrir des boutiques dans les plus grandes capitales. Mais je n’ai jamais dit oui. Cela impliquerait une vie dont je ne veux pas, toujours dans les avions. Et nous risquerions de devoir produire plus, donc de nous tourner vers d’autres fournisseurs que les artisans vénitiens ou milanais qui travaillent pour nous depuis des décennies, souvent de père en fils », sourit Attilio Codognato. Cet homme aux allures de chanoine semble ignorer la fureur du monde. Dans un français d’un extreme raffinement, it égrène l’innombrable liste de stars et de célébrités qui se sont pressées dans sa boutique : « Elton John qui aime les choses show off. Naomi Campbell. Heidi Klum et Gwyneth Paltrow qui sont venues avec Valentino. Il y a aussi Natalia Vodianova, le mannequin russe, qui s’est offert une pièce assez difficile. Nicole Kid-man. Et le groupe Metallica qui s’est &place au grand complet en jet, uniquement pour venir ici. C’est interessant de voir des gens qui son restés bloques a Edgar Allan Poe. Il y a une réelle cohérence dans leur démarche néogothique. Mais c’est de l’imagerie, sans rapport avec le présent. » Avec un de ses innombrables sourires qui lui font plisser les yeux, it s’amuse d’être a la mode. Car it sait bien que l’endroit a l’habitude de voir défiler les gens qui font l’époque comme ceux qui marquent l’Histoire. Louise de Vilmorin, Coco Chanel, Jean Cocteau, Luchino Visconti, Liz Taylor, Onassis, Jackie 0. et des dizaines d’autres ont, avant Naomi et Gwyneth, succombe aux sortilèges de Codognato.
La mode n’est pas I’affaire d’Attilio. D’ailleurs, le terme de tête de mort, si folklorique, n’a pas cours id. On pane de « memento mori » en italien, et de « vanité » en français : ce sont ces fêtes de mort qu’on retrouvait fréquemment sur les tableaux de la Renaissance. Loin d’être morbides ou effrayants, ces crânes rappelaient aux hommes leur condition de mortels. Une philosophie ironique qui suggère que tout n’est que vanité… Du coup, on jette un autre regard sur les memento mori de Codognato. Elles semblent sourire. Elles sont ces « adorables petites têtes de mort » que décrivait l’écrivain Maurice Rheims, ami intime d’Attilio, dans <<Miroir de nos passions », un texte qu’il lui a offert.
En venant a Venise, la fashionista découvre avec extase que les memento mori — qu’on retrouve aussi sur des boucles d’oreilles ou sur des colliers — ne sont qu’une infime partie de l’oeuvre. Tout commence dans les vitrines. De toute éternité, celle de droite est consacrée aux bijoux historiques, patrimoniaux. On y retrouve les têtes de mort mais aussi de somptueux joyaux inspires de l’Antiquité : camées reproduisant des dieux ou intailles évoquant des scènes de la Rome antique. A l’époque de l’arrière-grand-père, l’Italie commence a peine a faire des découvertes archéologiques majeures. Cela donnera naissance a tout un courant dans la joaillerie italienne. On sent aussi le souffle de l’Orient, Byzance… Tout Venise, quoi ! Dans la vitrine de gauche se mêlent des créations, des répliqués de bijoux maison, des années 20 et 30 notamment, créées par Attilio. Il y a aussi des pièces anciennes qu’il a dénichées chez les plus grands joailliers. On y voit notamment des manchettes en ébène, souples comme un bracelet en plastique, et des barrettes en diamants estampillées Codognato, qui datent de 2000. Et puis it y a les serpents et les têtes de Maures, autres signatures de la maison. Les premiers Maures, les Moretti, les ancêtres de ceux qui sourient dans la vitrine, ont été créés en hommage a Othello, le héros de Shakespeare, par Carlo Canal, un cousin de Simeone Codognato et descendant du peintre vénitien Canaletto… Mais il est impossible de faire la liste des trésors qui s’entassent ici. D’ailleurs, au bout de quelques minutes, la tête tourne, le coeur chavire, la raison vacille. Un envoûtement… Qu’Attilio observe avec son inimitable sourire.
II n’est décidément pas un commerçant, a peine un marchand. « J’ai du mal, dit-il, a voir partir nos bijoux, a me séparer des pièces uniques. Apres, je me sens dépourvu. » Il aime vendre a ses Hales, a ceux qui « savent ». On le soupçonne même de ne pas encourager ceux qui ne lui plaisent pas… Comme s’il craignait de ne pas voir bagues et boucles d’oreilles en de bonnes mains. Il est sans doute plus excentrique que ses manières ne le laissent paraitre. Son fils Mario (son père qu’il a perdu très jeune portait ce prénom) ne souhaite pas reprendre la maison. Il est conservateur du musée d’Art contemporain de Naples.
Mais Attilio ne songerait pas a s’en plaindre. Il est un des plus importants collectionneurs d’art contemporain de la vine et sans doute du pays. Quand it n’est pas dans sa boutique de la via San Marco, il est a Londres, a Paris, a New York dans les galeries et les ventes aux enchères. Quand Francois Pinault a acquis le Palazzo Grassi, Attilio fut un des premiers auprès duquel l’homme d’affaires est venu prendre des conseils. C’est Andy Warho